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of Jazz in Marciac
Jamie Cullum
In Marciac : Vous présentez régulièrement des émissions de radios jazz dans lesquelles vous programmez de la musique et interviewez des confrères. Cette activité ne déteint-elle pas sur votre musique ?
Jamie Cullum : Si, complètement. Ça fait même partie du processus global. Il y a déjà tout ce temps que je passe à écouter la musique des autres mais aussi à lire des livres sur la musique, que ce soit une biographie de Bill Evans, Sly Stone, Prince ou Mozart, j’ai envie de comprendre le fonctionnement de la création. C’est la même chose lorsque j’interviewe d’autres musiciens. Autrefois, je voyais ça comme une activité annexe et aujourd’hui je ne la sépare plus de tout ce que je fais.
In Marciac : Vous avez toujours adoré les reprises et l’an passé vous en avez même réuni plusieurs sur votre album The Song Society Playlist. Toutes ces reprises ne nourrissent-elles pas votre propre écriture ? Ne sont-elles pas un carburant pour vos chansons ?
Jamie Cullum : Totalement ! J’adore un livre qui parle de ça, signé de l’écrivain américain Austin Kleon : « Voler comme un artiste » (Steal Like an Artist: 10 Things Nobody Told You About Being Creative). Il parle de création, d’influences et de quête de son propre style. Et je me pose toujours ces questions, qu’il s’agisse d’un standard du Great American Songbook ou d’un tube pop moderne : comment ça fonctionne ? Qu’est-ce qui fait que cette chanson marche ou est géniale ? Qu’il s’agisse d’une chanson de Taylor Swift, Frank Ocean, The Weeknd ou je ne sais qui.
In Marciac : En même temps, reprendre les chansons des autres fait aussi partie de l’ADN du jazz…
Jamie Cullum : Effectivement. C’est comme ça même que vous comprenez vraiment l’origine du jazz et du style de certains musiciens. Il y a d’ailleurs de plus en plus de jazzmen actuels qui réinterprètent des pop songs contemporaines. Et à l’inverse, ces dernières années, de nombreux artistes non-jazz écoutent justement du jazz et cela peut parfois s’entendre dans leur musique. Prenez Beyoncé, Kendrick Lamar, MacMiller, Florence + The Machine, tous intègrent une part de jazz dans leur musique. Et c’est une bonne chose.
In Marciac : Comment avez-vous abordé votre nouvel album, Taller ? Et d’ailleurs comme abordezvous vos albums en général ? Surtout que vos disques sont vraiment des albums avec un début, un milieu et une fin, et pas simplement une collection de chansons…
Jamie Cullum : Celui-ci encore plus que les autres ! Là j’ai écrit dix chansons. Je n’ai pas fait de démos. C’était vraiment dix textes car, pour la première fois de ma vie, j’ai fait les paroles avant la musique.
In Marciac : Pourquoi cette première ?
Jamie Cullum : Je commence toujours par une mélodie, une musique ou une suite d’accords. Cette fois je voulais que le voyage soit guidé par les mots avant tout. Un peu comme si j’avais écrit le journal de mes cinq dernières années. Cinq années qui ont été assez turbulentes. Et pas pour une raison particulière qui pourrait rendre votre article croustillant, non. Juste ma vie. Mes enfants grandissent. Je vieillis. Avec ma femme, cela fait douze ans que nous sommes ensemble. Bref, toutes ces choses simples m’ont fait regarder en arrière. Vous trouvez des fissures ou des choses auxquelles vous n’aviez pas pensé. Et je me suis rendu compte que la musique que je faisais jusqu’ici n’était pas le reflet de l’homme que j’étais vraiment. Et donc j’ai commencé à écrire sur moi-même. Presque pour ma santé mentale. C’était comme un besoin. Surtout, je ne me suis pas posé la question de si cela allait coller ou non à mes chansons.
Bref, j’ai laissé mon âme respirer. Je me suis autorisé à ne pas me demander qu’est-ce que ces textes allaient apporter à ma carrière. Je voulais que ce soit bon et utile pour ma vie, pour mon couple, pour mes relations avec ma famille et mes amis.
In Marciac : C’est votre disque le plus personnel ?
Jamie Cullum : Sans aucun doute. Une fois qu’on l’écoute, on en sait beaucoup plus sur moi, c’est évident. Il y a là-dedans des sortes de conversations avec moi-même. Comme des petites notes sur la vie. L’adulte que je suis réalise tellement de nouvelles choses. Quand j’avais 20 ans, tout était noir ou blanc pour moi. Je pensais qu’il y avait des réponses à tout, qu’il y avait des héros et des méchants et qu’en cherchant un peu on pouvait tout comprendre. En vieillissant, j’ai surtout découvert davantage de questions mais aussi que le gris, entre le noir et le blanc, était une très belle couleur. Réaliser qu’on est perdu, c’est réaliser qu’on est humain. Tout ça est dans Taller.
In Marciac : Ça a ressemblé à une séance chez le psy ?
Jamie Cullum : L’écriture est une thérapie de toute façon. La créativité également. Vos rêves aussi d’une certaine manière. Il faut exprimer ses sentiments et je n’arrête pas de le répéter à mes enfants. Quand j’étais jeune, on me faisait comprendre qu’il fallait rester discret et intérioriser mes sentiments. Pourtant ça doit sortir à un moment ou à un autre ! Et autrefois, je n’étais pas très bon pour ça justement. Mais j’ai appris à m’améliorer dans ce domaine (sourire).
In Marciac : À chaque nouvel album, certaines personnes obsédées par les étiquettes ne savent jamais trop où vous ranger, entre jazz, pop, soul, etc. N’est-ce pas un peu fatigant à la longue ?
Jamie Cullum : Si vous êtes quelqu’un de créatif, vous fuyez les cases et les étiquettes. Pourtant, ces questions me taraudaient pas mal autrefois. Quand j’ai sorti « Twentysomething » en 2003, j’avais 24 ans, et le label avait marketé ça comme un album de jazz. Dans ma tête, je me disais : « Non, ne dites pas ça car je veux qu’il soit écouté par des gens de moins de 50 balais ! » (rires). Avec « Taller », je n’en ai strictement plus rien à faire. Tout ça parce que durant sa réalisation, je ne pensais pas du tout au résultat final. Ni si ça plairait à mon label ou aux radios. Je voulais que le cœur soit les chansons et rien d’autres. Quand Stevie Wonder s’assoit à son piano et compose, je ne pense pas qu’il se demande : « Euh, est-ce du jazz là ? Ou de la soul ? ». Il utilise toutes les couleurs de sa palette sans se soucier du reste. Je suis sûr que c’est pareil pour Tom Waits, Jack White, Jay-Z et tous ceux que j’admire. Alors c’est vrai que lorsqu’on vient du jazz, on possède une palette sans doute bien plus ample. C’est un avantage mais ça peut se retourner contre vous car vous avez la tentation de trop en utiliser ou de trop compliquer les choses… Sur « Taller », certaines chansons montrent que je suis un fan de Cole Porter et d’Irving Berlin et d’autres non.
In Marciac : Vous n’avez pas grandi avec le jazz mais plutôt au son de Nirvana, du rock puis du hip hop et de l’électro. Et ce sont des groupes de rap comme A Tribe Called Quest ou The Pharcyde qui vous ont fait découvrir le jazz. Comment s’est ensuite déroulée cette éducation jazz justement ?
Jamie Cullum : Il y a eu plusieurs phases, le point de départ étant les Headhunters d’Herbie Hancock. Le son de ses claviers se retrouvait dans pas mal de disques de rap. J’étais obsédé par le son du Fender Rhodes. Avec mon frère, on avait emprunté cet album d’Herbie à la bibliothèque et en rentrant on a du se passer le morceau Chameleon des dizaines defois (rire). J’ai ensuite creusé ses autres albums des années 70 et 80, comme « Secrets et ManChild ». À la même époque, Harry Connick Jr. passait souvent à la télé et j’adorais ce qu’il faisait. Un jour il a cité Thelonious Monk, donc j’ai approfondi le sujet. À cette époque, j’ai surtout commencé à fréquenter un magasin de disques près de chez moi à Bristol. Le type me laissait écouter tout ce que je voulais. Chez lui j’ai ainsi découvert Art Tatum que je trouvais hallucinant techniquement puis Oscar Peterson. Mais c’est Monk qui me fascinait le plus. Déjà parce que je pensais stupidement que je pouvais rejouer ce qu’il faisait (rire). J’adorais ses décalages. Ça me rappelait Hendrix ou certains morceaux de rap.
Ensuite, tous les grands noms ont suivi. Je suis tombé amoureux de Miles Davis et surtout de son look. J’adorais la pochette d’« In a Silent Way » par exemple. Puis celle de « Bitches Brew » avec ses références à l’art africain. « On the Corner » puis « Birth of the Cool » ont suivi. Je trouvais les big bands et les grands orchestres un peu vieillots mais une version de I’ve Got You Under My Skin m’a fait changer d’avis. Puis Louis Armstrong et enfin Medeski Martin & Wood qui mêlaient comme personne le jazz, le groove, la folie de Cecil Taylor et une vigueur juvénile. Et ainsi de suite.
In Marciac : Dans cette avalanche de références, comment avez-vous trouvé votre voix ?
Jamie Cullum : C’est toujours ce que je continue à faire encore aujourd’hui (sourire) ! Je suis venu à la musique avant tout comme un fan. Je n’étais pas un enfant prodige, je ne suis pas allé au conservatoire, je n’ai jamais eu de vrais profs, juste des mentors qui m’ont montré des choses. Et lorsque j’ai entendu pour la première fois un mec comme Jacob Collier se mettre au piano à seulement 21 ans, je me disais : « Putain mais c’est quoi ce truc de malade ? » Un tel niveau m’impressionne… Mais bon, j’essaie d’apporter ma connaissance et ma passion. Je sais qu’il y a toujours eu un peu de compétition entre jazzmen. À l’époque du be-bop c’était flagrant. Et sur ce sujet, la chose qui m’a fait grandir s’est déroulée à la Maison Blanche durant la présidence Obama. J’étais invité à jouer. Je me suis retrouvé sur scène, entouré des plus grands musiciens de jazz. Mais qu’est-ce que je foutais là avec tous ces génies ? À la fin, on a joué tous ensemble Imagine de John Lennon et chacun faisait sa petite intervention. Il y avait Herbie Hancock, Esperanza Spalding, Kurt Elling, Dee Dee Bridgewater, Brian Blade, etc. Quand ça a été le tour de Wayne Shorter, pour moi le plus grand saxophoniste vivant, il a joué la mélodie. Mais de la façon la plus simple possible. Là j’ai compris : « OK c’était ça qu’il voulait dire. » Et tout est question de ce que vous voulez dire à un moment précis.
J’avais ressenti la même chose lorsque je me suis retrouvé sur la scène du Carnegie Hall. Que faisais-je sur cette scène où s’étaient produits des génies comme Ella Fitzgerald. Mon batteur qui a douze ans de moins que moi m’a alors dit : « Crois-moi, tu as quelque chose à dire. Donc vas-y et dis le ! »
In Marciac : Que pensez-vous de la foisonnante nouvelle scène anglaise ?
Jamie Cullum : Ce sont des musiciens que je connais et écoute depuis pas mal de temps et ils méritent vraiment la reconnaissance qu’ils ont actuellement. Ce qui est fascinant c’est que leur démarche est très originale. Ils ont créés leurs propres lieux, leurs propres réseaux. Il y a un esprit Do It Yourself génial, un peu hérité de Sun Ra. Ils ont réussi à faire quelque chose déconnecté de l’industrie classique de la musique. Et comme ce sont des gens cool, ils ont vite attiré un public. Ce qui est logique car on aime tous trainer avec des gens cools (rires). Ils sont cools pas pour leur look mais pour l’indépendance qu’ils ont su garder. Et puis ce sont de grands musiciens. Je pense évidemment à Shabaka Hutchings qui est un peu le parrain de ce mouvement. Il participe à plein de projets qui sont à chaque fois judicieux et dans lesquels il trouve toujours sa place. Et ça reste toujours d’une grande intégrité. Moses Boyd est aussi un peu comme ça. Idem pour Joe Armon-Jones.
Mais c’est surtout une immense communauté avec des salles comme le Total Refreshment Center à Londres ou Matt & Phred›s à Manchester, des DJ comme Gilles Peterson et des personnes qui s’investissent à fond. C’est vraiment un mouvement unique.
Propos recueillis par Marc Zisman
Jamie Cullum © Francis Vernhet