2025
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of Jazz in Marciac

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Hommage

Ahmad Jamal {𝟭𝟵𝟯𝟬 † 𝟮𝟬𝟮𝟯}

On le pensait pianiste, il était chef d’orchestre, compositeur, arrangeur, scénariste, metteur en scène et architecte d’espaces où le suspense est le maitre mot. Habitué de notre festival, nous avons eu l'envie de faire une playlist en l'honneur de l'immense figure du jazz, Ahmad "Deus" Jamal, qui s'est éteint le 16 avril 2023 à l'âge de 92 ans.
Le meilleur moyen d’écouter du jazz, c’est d’en voir ! » : le slogan de l’Ajmi d’Avignon est encore plus pertinent quand on guettait le prochain rendez-vous avec Ahmad Jamal. Avant même qu’il entre en scène, la disposition des instruments intrigue. Le piano est à droite, la contrebasse dans le prolongement de la partie grave du clavier, la batterie au centre et l’attirail des percussions à gauche. Le piano à droite, côté cour : une disposition inhabituelle, partagée par un club très fermé de pianistes, Oscar Peterson, Monty Alexander et Martial Solal. N’allez pas croire que Ahmad tourne le dos aux autres musiciens, c’est juste une astuce pour se sentir pousser des ailes. Ou se sentir poussé dans le dos par la puissance du groove. Ceux qui se souviennent l’avoir vu jouer avec une chemise à rayures verticales ont l’image gravée à jamais d’un dos ondulant, modelé par la pulsation irrésistible de la batterie et des percussions. Autre souvenir marquant. 2 juillet 2010. Le quartet d’Ahmad Jamal triomphe au Festival International de Jazz de Montréal avant même d’avoir joué une seule note. La raison ? Le pianiste a 80 ans ce jour-là. La salle l’accueille debout, ses musiciens l’applaudissent jusqu’à ce qu’il s’installe au piano. Frisson collectif. Deux heures plus tard, la même conviction que celle exprimée par Miles Davis : Ahmad Jamal est un maître. 4 août 2010, un mois plus loin, les mêmes sont sur la scène de Marciac. Les micros de Radio France aussi. Magistrale récidive. Et une évidence : ce qui a tant séduit Miles, qui n’aura jamais joué à ses côtés, c’est que Ahmad Jamal ne joue pas du piano mais du quartet. On le pense pianiste, il est chef d’orchestre, compositeur, arrangeur, scénariste, metteur en scène et architecte d’espaces où le suspense est le maitre mot. Des introductions elliptiques où deux notes suffisent à créer un climat, un groove ; des codas qui n’en finissent pas de ne pas finir, emboitées en poupées russes…

Du trio sans batterie (piano, guitare, contrebasse) de 1951 au quartet d’aujourd’hui (piano, contrebasse, batterie, percussions), une même conception de l’espace et de l’art de l’habiter. Une carrière marquée pour tous les jazzmen de la planète par quatre années d’état de grâce absolue, entre 1958 et 62. Avec Israel Crosby (contrebasse) et Vernel Fournier (batterie), Ahmad Jamal avait inventé une musique d’entre les silences, une respiration totalement fusionnelle. Lors de l’une de nos premières rencontres, Ahmad Jamal me confiait : « Il faut que vous sachiez que lorsque j’étais gamin, à Pittsburgh, je me suis essayé à toutes les combinaisons. Duo avec sax ténor, piano solo, duos avec trompette, percussions ou voix, quartette, quintette, sextette… tout ce que vous pouvez imaginer. Je l’ai fait quand j’étais très, très jeune. C’est que j’ai commencé le piano à cinq ans. Et à onze ans je me produisais professionnellement. À quatorze, quinze, j’avais déjà bourlingué. En plus, à l’école, il y avait l’orchestre de débutants, l’orchestre de jeunes, le choeur et l’orchestre swing ! Ce qui fait qu’à dix-sept ans, j’avais quasiment tout fait. Mon centre d’intérêt principal, un peu comme pour Duke Ellington, ce n’est pas le répertoire, c’est l’orchestre. Mon grand plaisir, c’est d’écrire pour la plus petite formation et de la faire sonner comme un grand orchestre. Au départ, il me faut des instrumentistes hors pair. Pour que tout soit possible, parce que je leur demande des choses très difficiles. Ils doivent aussi être des solistes à part entière. Chaque instrument est une voix solo, dans mon esprit. Et puis il y a la voix de l’ensemble, la personnalité collective, leur capacité à s’y fondre. Savoir combiner les deux aspects suppose des musiciens extraordinaires. C’est une préoccupation constante pour moi. » Avec ses trois compagnons du 4 août 2019, une longue histoire et les meilleures raisons du monde pour son mentor: « Prenons James Cammack, mon bassiste actuel. Il n’était pas vraiment contrebassiste mais jouait plutôt de la guitare basse. Certes, il avait bien débuté sur l’instrument acoustique, mais à des années lumière de Ray Brown ou Buster Williams. S’il est à mes côtés depuis si longtemps (35 ans, depuis 1984), c’est qu’il a des oreilles exceptionnelles. Il est comme une extension de ma main gauche. Il a étudié la contrebasse et travaillé comme un fou pour rester à mes côtés. Ce qui n’est pas allé sans difficultés : les muscles sont différents, la technique aussi, l’attaque de la note, l’intonation, l’archet… Les bons contrebassistes sont rares ! J’ai toujours trouvé plus facilement des batteurs ou des guitaristes à ma convenance que des contrebassistes. » Côté batteurs, il y a une constante dans la carrière d’Ahmad Jamal. À de rares exceptions près, tous sont originaires de New Orleans. Comme Herlin Riley bien sûr, que le pianiste avait embauché à la disparition de Idriss Muhammad qui le précédait, avant de le voir accéder à la notoriété au côté de Wynton Marsalis. « Idriss et Herlin sont originaires de New Orleans. Comme Vernell Fournier, avec qui je me suis si bien entendu. Ils ont cette aptitude inimitable à faire danser un rythme, à lui donner une élasticité. Herlin Riley vient de sortir un nouvel album chez Mack Avenue. Il possède à merveille ce son et ce sens de la pulsation en rebond constant qu’ont les batteurs de New Orleans et de nulle part ailleurs. »

Avec ces deux-là, Ahmad Jamal pourrait se contenter d’un super trio, comme il y en a peu dans le paysage. Ceux de Fred Hersch, Chick Corea ou Brad Mehldau, par exemple… La raison de la présence du quatrième larron, le percussionniste Manolo Badrena avec ses interventions aussi facétieuses que poétiques remonte bien longtemps. « Quand Manolo Badrena a fait partie de Weather Report, il avait déjà joué avec moi. J’ai été l’un des premiers à faire appel à un percussionniste au sein d’un quartet. Au début, c’était le guitariste Ray Crawford qui faisait office de percussionniste. Il faisait sonner sa guitare comme une conga en utilisant fréquemment le corps de la guitare avec ses doigts, pour des effets de percussions. Herb Ellis et Barney Kessel ont repris le truc dans le groupe d’Oscar Peterson. À cette époque, il n’y avait guère que Dizzy Gillespie et moi à utiliser les percussionnistes comme un élément à part entière du groupe. » Qu’apporte un percussionniste à un trio ? « La question serait plutôt : qu’apporte la musique aux percussions ? La musique est une invitation. Comme l’est ma manière d’écrire. Tout ce que j’écris peut être adapté ou orchestré. Parce que ma pensée est orchestrale. Mes compositions peuvent fonctionner aussi bien en petite formation qu’en grand orchestre. Par conséquent, ma musique invite les percussions. Je n’ai pas de problème à leur faire une place, tant que les musiciens sont bons. Pour définir mon approche, je dirai que c’est la combinaison de trois éléments : une conception orchestrale du piano, une discipline du toucher, le sens de l’espace. »

Ce sens de l’espace, de l’architecture, a été souligné par Miles Davis comme l’une de ses influences majeures. On pourrait aussi le qualifier de « mise en sons » du désir, de l’attente, au sens de la mise en scène d’une dramaturgie. Prendre le temps de la nécessité de chaque note. Exactement comme il s’exprime durant les interviews, découpant chaque phrase en laissant venir le mot juste. On dirait une façon de vivre, autant qu’une façon de jouer de la musique… « Ma vie est un song… une composition. Avec ses mouvements, ses différentes parties ; une suite avec ses transitions, ses chutes, ses suspensions, ses moments de bravoure, ses retours au thème… Pendant longtemps, j’avais arrêté de travailler le piano, au sens où l’on fait des exercices cinq ou six heures d’affilée, voire plus. Mais j’y suis revenu ! Simplement parce que j’ai ressenti à nouveau le besoin de cette discipline. La vie, comme la musique, n’est ni linéaire, ni simple. C’est une histoire. Chaque fois que je donne un concert, je ne me soucie absolument pas de technique, mais d’une seule chose, raconter mon histoire. Et ça fait beaucoup à dire… Beaucoup de gens de ma génération (Ahmad Jamal est né en 1930) sont comme Charlie Parker, Bud Powell, Lester Young ou Billie Holiday, marqués par la notion du drame. Il y a des artistes qui ignorent la dimension dramatique. Mais lorsque vous la possédez - ou qu’elle vous possède - cela donne une dimension et un poids accrus à ce que vous jouez. Heureusement ou malheureusement. Si ma musique est « différente », c’est que ma vie a été marquée par le drame. Depuis l’enfance. Peu de gens le savent. C’est pour cela que ma musique est constamment tonale, dans les improvisations comme dans les arrangements. Parce qu’il s’agit de raconter. Avec dans les arrangements des choix de couleurs, de dynamiques, qui sont les hauts et les bas de la vie. Ma musique ne parle que de cela. Oubliez tout ce qui relève de la technique du clavier, c’est hors sujet. »

Dernière singularité dans sa carrière, le fait que pas une seule fois il ne se soit retrouvé sideman, accompagnateur. Leader un jour, leader toujours ? La raison est toute simple pour lui : « Je ne me sens vraiment “confortable” qu’au sein de ma propre musique. Le plaisir que j’y prends est plus fort que jamais. À chacun sa spécialité. La mienne, c’est d’être avec moi-même. »

Alex Dutilh



Ahmad Jamal {𝟭𝟵𝟯𝟬 † 𝟮𝟬𝟮𝟯} © Sébastien Gravouil

Ahmad Jamal {𝟭𝟵𝟯𝟬 † 𝟮𝟬𝟮𝟯} © Sébastien Gravouil