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2006
Samedi 25 novembre 2006 : Jacky Terrasson revient à Marciac avec le trio de ses débuts (Reach, Blue Note, 1995). Le pianiste virtuose associé au solide bassiste Ugonna Okegwo et au batteur percussionniste Leon Parker, constituent le T.O.P. trio, une formation en passe de devenir mythique. Dix ans après son disque "Belief" (Columbia, 1996), qu'était devenu Leon Parker? Certes, nous n'avions pas oublié son excellent album "Awakening" (Columbia, 1998) ou sa prestation sur "A Paris" (Jacky Terrasson, Blue Note, 2001) mais cela faisait plus de cinq ans que nous étions sans nouvelles. Leon Parker avait pris du recul face aux vicissitudes de l'industrie du disque mais ce soir, voilà le retour du lion indomptable! Quant à Jacky Terrasson, après un dernier enregistrement en tant qu'accompagnateur, il revient à l'instrumentation de ses premiers albums. Avec le support de la basse et de la batterie, le pianiste peut à nouveau se permettre d'être beaucoup plus aéré. En compagnie de ses amis musiciens qui le suivent dans sa carrière depuis le début, il retrouve une cohérence irrésistible !
D'emblée, le trio frappe par le collectif qu'il dégage. On sait immédiatement qu'il va nous embarquer dans un fabuleux voyage. Les trois hommes se connaissent depuis longtemps, par conséquent, ils s'écoutent et se répondent sans jamais risquer de se perdre. Pour exemple, Ugonna Okegwo a une façon d'emboiter les éléments d'un rythme qui s'avère directement inspirant pour le propre jeu de Jacky Terrasson. Ainsi lancé, le pianiste brode des arabesques d'un extrême raffinement. Et inversement, lorsqu'il se retrouve accompagnateur, Jacky Terrasson est un rythmicien original au toucher percussif. Son travail consiste alors à dérouler le plus beau tapis rouge qui soit pour les deux autres membres du trio. Son piano n'envahit pas l'espace d'Ugonna Okegwo ou de Leon Parker lors de leurs chorus. Au contraire, il cherche à mettre en valeur le solo de l'un ou de l'autre. Mais s'il n'est pas au premier plan, le virtuose du clavier ne s'efface pas pour autant, il incite les musiciens à jouer davantage, à échanger et à repousser leurs propres limites. Ainsi, Jacky Terrasson essaye toujours de donner un peu de piquant à sa musique, une touche légère mais personnelle. Son but est d'amplifier la personnalité de celui qui prend les rennes du trio : du velours pour Leon Parker! Cet hyper minimaliste de la batterie fait des merveilles. Une grosse caisse, une caisse claire et une petite cymbale lui suffisent (même si ce soir, il est un peu plus équipé). Il nous embarque dans son monde magique où le moindre objet effleuré devient un instrument. Un pied de batterie, un shaker ou son corps, il fait musique de tout. Mais ses prouesses techniques sont tout entières au service de l'art collectif sur lequel repose cet admirable trio. Sur scène, jouer dans un tel contexte est gratifiant pour tout le monde.
Jacky Terrasson entame l'intro du second set en solo en reprenant "Autumn Leaves". De cette manière, il ne cherche pas seulement à nous séduire par les notes les plus belles afin de mettre en évidence la poignante nostalgie de la mélodie, il aime aussi nous surprendre en démontant ce standard pour le reconstruire à sa façon. Jacky Terrasson a commencé l'apprentissage du piano avec le classique. Cette musique fait partie intégrante de son univers alors quand il se retrouve seul, le pianiste a une fonction naturellement orchestrale. Le répertoire de ce soir - des standards américains aux chansons françaises en passant par les propres compositions de Jacky Terrasson - fait l'objet d'un subtil travail sur l'harmonie et le rythme. La subtilité de l'interprétation de Jacky Terrasson contraste avec les mélodies originales qui sont ici transfigurées. Mais c'est la version de "Caravan" qui retient toute notre attention. La reprise de ce titre de Juan Tizol et Duke Ellington est truffée de clins d'oeil et de citations. Le standard se termine par une séance de percussions mémorable : Jacky Terrasson frappe les cordes de son piano, Ugonna Okegwo cogne le bois de sa contrebasse et Leon Parker laisse tomber ses baguettes pour tâter à mains nues les tomes de sa batterie. C'est une approche du thème que l'improvisation renouvelle entièrement. Ce morceau de bravoure nous donne la pleine mesure de ce que le trio est capable de réaliser dans de grands jours. Leur musique est fraîche, mélodique, ouverte sur le monde avec des idées profondément originales. Qu'il choisisse d'insister sur la beauté d'un thème ou d'en bouleverser de fond en comble la musique, Jacky Terrasson préserve toujours la poésie d'une oeuvre pour mieux nous en donner l'essentiel.
Du début à la fin du concert, la rythmique est remarquable, elle conditionne la façon dont Jacky Terrasson improvise. L'incroyable indépendance de ses deux mains ne nous prive pas de développements prometteurs. Mais au-delà d'une vélocité nourrie par les grands classiques du jazz et la musique de Bud Powell, ce virtuose du clavier nous surprend sans cesse par une constante jubilation rythmique et un goût prononcé pour les réitérations en spirale. Le ton est donné, la tribu Terrasson est à la fête, elle nous réjouit sur les titres les plus décalés. Le T.O.P. trio a fait salle comble : pas étonnant pour un concert jazz de toute beauté, rempli de trouvailles et de bonnes idées !
Frédéric Gendre
Photo © Pierre Vignaux