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2012
Avec Stan Getz, Kenny Barron fut le pianiste idéal, le compagnon de route auquel on a toujours rêvé de s’associer. Après la mort de Thelonious Monk, dont il était pourtant assez éloigné par le style, il forma avec ses anciens partenaires le quartet Sphere et ce fut un bonheur exceptionnel! Aux côtés de Dizzie Gillespie, Yusef Lateef, Ralph Moore et bien d’autres, il a abondamment enregistré, s’adaptant sans difficulté apparente à tous les contextes et à tous les styles. Avec une bonne section rythmique Kenny Barron est capable de jouer son meilleur piano, nous offrir des harmonies modernes sans jamais s’écarter de la tradition du jazz dont il connaît parfaitement l’histoire. Le voici à Marciac, ce samedi 21 avril 2012, dans cette configuration du trio où le pianiste est un roi par la qualité de son écoute et de son soutien.
Kenny Barron, pianiste au swing très souple et à l’invention mélodique permanente, peut donner toute sa mesure en compagnie de ces deux grands que sont le contrebassiste Kiyoshi Kitagawa et le batteur Jonathan Blake. Kiyoshi Kitagawa est un bassiste élégant : beau son, jeu délié, accentuations tout en finesse, un zeste de classicisme, un savoir-faire tout terrain. Il est le contrebassiste régulier de Kenny Barron depuis de nombreuses années. Autant dire que si son nom ne vous dit rien, ce musicien n’est tout de même pas né de la dernière pluie. Cet émule de Ray Brown et Christian McBride ne manque ni de talent, ni d’assurance. Sa proximité avec Kenny Barron est quasiment palpable, il sait le faire jouer à merveille et comme Jonathan Blake sait s’adapter à toutes les situations, le trio tourne rond. Sur un répertoire de très beaux thèmes admirablement choisis, le pianiste est sur un nuage, transcendé par ses partenaires. Bien que plutôt orienté vers le style bop, ce concert recèle une étonnante diversité d’ambiances. Les ruptures de ton sont même parfois présentes au sein d’un même morceau. Le tout donne une performance élégante de haut niveau. Précision dans l’exécution instrumentale, homogénéité, comparses embarqués dans l’élan d’une certaine fougue, le trio tourne à plein régime quelque soit le thème. Evidemment, le public répond !
Les mélodies sont déroulées avec un naturel désarmant et Kenny Barron se balade tout au long des résumés des genres qu’il aime pratiquer : un hommage appuyé à Monk, des citations présentées comme autant de piqûres de rappel, en passant par diverses douceurs du Brésil et jusqu’à l’étonnant moment d’une pirouette stride, histoire de devoir se lâcher, par amour du jeu en solo. Kenny Barron est un pianiste hors norme et ce n’est pas le moindre talent de Kiyoshi Kitagawa et de Jonathan Blake de savoir se glisser dans ce monde, y prendre la parole avec autorité et dialoguer avec un maître de cette envergure. Bref un pur moment de plaisir! «The Traveler» est une merveille de tendre mélancolie avec un Kiyoshi Kitagawa émouvant à la contrebasse. Le drumming du batteur est apte à amplifier et magnifier ses belles lignes de basse. Ensuite, le pianiste s’amuse, se livre à de véritables échanges, la batterie le poussant à sortir de sa réserve. Jonathan Blake donne dans des effets de tambours époustouflants lors d’un solo à couper le souffle! Une harmonie préside à ces joutes sans stress. Les traits d’esprit ont beau fuser de partout, personne jamais ne voit dans l’autre un faire-valoir à rabaisser, encore moins un adversaire à terrasser. Pour finir, Kenny Barron prend la parole lors d’un solo où il se montre plus ellingtonien que jamais : Passion Flower-Melancholia-Take The Coltrane, superbe medley dont on se délecte à l’infini.
Sur un mélange de jazz moderne et de compositions du leader qui ne manquent pas de caractère, le swing va bon train avec une fraîcheur qui n’est pas si fréquente. Tout au long de ce concert, le trio fait preuve d’une grande aisance doublée de brillance. Le type de démonstration réussie car dès le départ bien sentie. L’assimilation de la tradition, la force tranquille de leurs jeux, la parfaite cohérence de la rythmique (aplomb de Kiyoshi Kitagawa, souplesse facétieuse de Jonathan Blake), l’art d’exposer les thèmes, aucune de ces qualités ne relève assurément du modernisme révolutionnaire mais elles se déploient avec une telle maestria qu’on aurait tort de négliger les deux belles heures de musique qui s’offrent à nous. Pas d’explosion, ni de prétention au génie, mais du sérieux, du rodé, du cousu main! Comme si ce concert entre proches avait tout naturellement mené les musiciens sur le terrain de la simplicité et de la franchise qui font la force de vraies amitiés. Si vous avez aimé, vous aurez l’occasion de retrouver Kenny Barron aux côtés de Gerald Clayton, Mulgrew Miller et Eric Reed pour une soirée spéciale entre pianistes, le 10 août prochain lors du 35ème festival Jazz in Marciac.
Frédéric Gendre
Photo © Pierre Vignaux