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2007
Flash- back : le samedi 8 mai 2004, Marciac accueillait déjà Kenny Werner. On avait alors relevé chez ce pianistecompositeur-arrangeur une certaine propension au paradoxe tant la musique qu'il nous avait servie ce jour-là se partageait entre la sagesse de l'écriture et la fureur de l'improvisation. Formation différente ce samedi 3 mars 2007, autre musique aussi. Ari Hoenig, que l'on avait apprécié au sein du trio de Werner en 2004 - il cohabitait à merveille avec le contrebassiste Johannes Weidenmuller -, vole aujourd'hui de ses propres ailes (Inversations, Dreyfus Music, 2006). Ce soir, Kenny Werner se présente avec de nouveaux partenaires : Hein Van De Geyn à la contrebasse, Richie Barshay à la batterie. Cerise sur le gâteau : la présence du saxophoniste Iain Ballamy, connu notamment pour avoir joué avec Django Bates et signé la musique d'un film aux effets spéciaux saisissants : Mirrormask (2005), une sorte d'Alice aux pays des merveilles des temps modernes.
Le challenge de ce concert est important pour Kenny Werner. Non seulement, il doit oublier la grande complicité qui le lie au bassiste Johannes Weidenmuller et au batteur Ari Hoenig avec lesquels il joue depuis des années. Mais, il doit aussi trouver un équilibre entre le plaisir du jeu et l'amour de la réflexion, entre les lois de la composition et les délices de l'improvisation. Dès les premières mesures de l'inaugural "Trio Imitation", titre que Kenny Werner semble avoir volontairement choisi en premier pour nous montrer que quelque soit le trio, il détient la recette du succès : unisson piano-contrebasse-batterie, contrepoint rythmique et modulation du tempo. Dans ce contexte, le contrebassiste et le batteur se montrent idéalement à la hauteur. Comme sur l'album "Form And Fantasy" (Night Bird, 2002), la musique du trio est tantôt délicate et nuancée, tantôt impétueuse et portée par sa propre fougue. Autrement dit, le triangle qui sert de base à ce concert est si solide que même lorsqu'il accueille le saxophone de Iain Ballamy, celui-ci n'est pas dépaysé. Le son du saxophoniste est si particulier que l'on a l'impression d'écouter une sorte de transposition de Paul Desmond au ténor. L'ensemble est tellement enthousiasmant que rien ne semble devoir freiner sa course, les musiciens nous tiennent assurément en haleine du début à la fin. Kenny Werner a donc réussi à reconstituer un trio comme ceux qui ont fait le succès de ses albums précédents.
La deuxième partie du concert se resserre autour des compositions du leader et celles du saxophoniste. Le traitement de ces œuvres "fleuves" (seulement quatre titres joués en un peu plus d'une heure!) suscite d'habiles contrepoints et d'incessantes relances rythmiques. Elles mettent en évidence le talent des compositeurs, leur maîtrise technique, mais aussi la qualité des accompagnateurs. Par exemple, la splendide introduction de "Beauty Secrets" (Kenny Werner) annonce de magnifiques développements dont la profondeur ne peut gâcher notre plaisir et notre émotion, au contraire! Cette musique nous montre que Kenny Werner fut un passionné de musique classique avant de se consacrer définitivement au jazz. D'amples "drapés" mélodiques viennent se glisser sur ce tempo lent. Quelques échappées lyriques permettent à la virtuosité de Kenny Werner de s'exprimer mais elles sont moins un prétexte à exhibitionnisme qu'une clé à laquelle ne résiste aucune frontière stylistique ou de genre. Pour preuve, le morceau "Strawberries" (Iain Ballamy) souligne une expression jazzique ancrée dans la tradition du jeu : efficacité et interactivité du trio. Il traduit aussi la volonté des quatre improvisateurs à toujours se remettre en question. Cet état d'esprit ne fait que souligner l'équilibre exquis de l'ensemble. D'un titre à l'autre, la formation conçoit sa musique comme une succession de séquences rigoureusement orchestrées par un piano tirant profit de l'héritage de Bill Evans.
Kenny Werner est un véritable adepte du jazz européen. D'ailleurs, il ne cache pas son admiration pour la musique de Louis Sclavis. Ce qui ne l'empêche pas de conclure ce concert par une ballade en forme d'hommage à John Coltrane (Ballad For Trane). C'est aussi un amoureux de la musique classique qu'il a beaucoup étudiée et pratiquée (Bach's Sicilienne) mais on peut aussi trouver dans son jeu des réminiscences de Keith Jarrett ou de Bill Evans (Nardis). Quoiqu'il en soit, son œuvre possède une force de conviction qui fait parfois défaut à de nombreux trios de jazz moderne. Aujourd'hui, Kenny Werner a trouvé son équilibre, il a réussi à faire fondre en une seule expression toutes ses influences pour écrire et improviser comme nul autre (Fall From Grace). Ainsi, il a su développer un style absolument personnel qui en fait un musicien rare, capable de s'adapter à tous les contextes avec une aisance qui n'appartient qu'à lui.
Frédéric Gendre
Photo © Pierre Vignaux