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2010
Kevin Mahogany a commencé à 12 ans sa carrière de musicien professionnel en jouant du saxophone baryton dans les rangs d’un big band de Kansas City, la Mecque du blues et du jazz. Il décide ensuite de se consacrer pleinement au chant dans la tradition du blues et des standards, chantés en combo ou big bands, telle qu’on la cultive dans le Middle West depuis l’époque de Count Basie et Lester Young. Aujourd’hui, son répertoire s’est étoffé : du be-bop au funk en passant par la soul music, Kevin Mahogany offre un panorama exhaustif de la musique afroaméricaine. C’est un réel plaisir que d’accueillir à Marciac ce chanteur à la personnalité bien affirmée. Pour ce concert, il s’est entouré d’excellents jazzmen dont la réputation n’est plus à faire : Cyrus Chestnut au piano, Jesse Davis au saxophone, Darryl Hall à la basse et Douglas Sides à la batterie ; une garantie à la fois de dynamisme et d’inventivité !
Le concert débute par « Kansas City » de Wilbert Harrison. Référence ô combien volontaire, c’est en effet à Kansas City que Kevin Mahogany a vu le jour le 30 juillet 1958. C’est là également qu’il a entamé sa carrière de chanteur, se hissant, en moins de trois ans, en pôle position du hit parade des lecteurs du magazine Newsweek, dans la catégorie « Meilleur vocaliste de Jazz ». Le cinéaste Robert Altman ne s’y est d’ailleurs pas trompé en lui donnant le rôle du chanteur Big Joe Turner dans son film « Kansas City ». Mais c’est un autre réalisateur Américain qui va le remettre au goût du jour une fois pour toute via la B.O. de son célèbre mélo « Sur la route de Madison ». Car depuis toujours, Clint Eastwood est un fervent admirateur de Kevin Mahogany. Et comment ne pas lui donner raison lorsque l’on entend ce crooner de charme et cascadeur de scat méconnu en France. C’est donc avec un bonheur identique que l’on retrouve ce vocaliste à l’éclectisme manifeste dans le choix du répertoire : de la ballade interprétée à la manière d’un Johnny Hartman (When I Fall In Love), au rythm and blues (I’m Walkin’), en passant par les chevaux de bataille (Caravan ; Take The A Train) chantés dans le registre du vocaliste « ellingtonien » Al Hibler. On est toujours surpris par la maestria du chanteur, par son aptitude à transcender les genres avec intégrité.La deuxième partie du concert se déroule sur les mêmes bases que la première : Kevin Mahogany se ballade comme à son habitude du rythm and blues au jazz, sans états d’âme et avec un naturel qui laisse rêveur. Il développe lors de ce second set le chant de tous les possibles, sans exagération ni maniérisme. Mahogany sait jouer d’un registre étendu, sans se livrer à des démonstrations racoleuses. C’est un grand chanteur de jazz, de la trempe d’un Joe Williams. Il se situe dans le fil de la tradition mais ne se contente pas d’évoquer les mânes des glorieux ancêtres. Dans cette logique, sa reprise de « Route 66 » n’a que peu à voir avec la célébrissime version de Nat King Cole. Le titre porte alors sa marque personnelle car lorsqu’il choisit d’interpréter un classique, Kevin Mahogany prend soin de le traiter dans une optique créative. D’ailleurs, le sommet de ce concert est, sans aucun doute, ce passage en scat a cappella où il utilise sa voix de baryton à la manière d’un instrument. Il a un solide sens du phrasé et de l’improvisation scat, peut-être est-ce parce qu’il est, à l’origine, saxophoniste plus que chanteur.
Tout au long de la soirée, Kevin Mahogany déploie avec assurance sa voix chaudement timbrée, du baryton moelleux au ténor doré. Pour écrin de cette voix d’ambre et de lumière, il a choisi d’excellents musiciens. Au piano, Cyrus Chestnut pose des jalons dans la conversation qu’il entretient avec le vocaliste. Le pianiste possède un tempérament personnel généreux, d’un très haut degré d’émotion. A la finesse des recueillements, à la délicatesse d’un toucher perlé paraissent s’opposer des riffs et accords portés par un swing quasiment orchestral et irrésistible. Au-delà des qualités techniques dont Cyrus Chestnut nous éclabousse, ce musicien fait preuve d’une humilité de sideman appréciable. Comme d’habitude, il se dégage du saxophone de Jesse Davis une impression de sérénité étonnante. C’est un altiste à la sonorité puissante et expressive fortement ancrée dans une lignée historique, entre Charlie Parker et Cannonball Aderley. Mais son jeu est suffisamment original pour nous apporter un plaisir renouvelé. Il possède un beau son de sax alto actuel bien mis en valeur par une démarche exigeante. Au passage, remarquons l’excellence des accompagnateurs : la complicité de Darryl Hall, la précision cymballistique de Douglas Side. Il n’est rien de plus réjouissant que de rencontrer des musiciens qui ont des émotions à faire partager, qui ne réinventent pas à chaque syllabe l’histoire du jazz mais qui ne se privent pas non plus d’apporter leur contribution d’artiste à ce patrimoine.
Frédéric Gendre
Photo © Pierre Vignaux