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2008
On peut prétendre que Mulgrew Miller (53 ans) fasse plutôt figure d’ancien au regard des Esbjörn Svensson, Yaaron Herman et autres Tigran Hamasyan. Mais des pianistes tels que lui n’ont-ils pas permis l’éclosion de ces jeunes lions en assurant la continuité de l’héritage afro-américain du début des années 80 jusqu’à la fin des années 90 ? Révélé par le quintette du trompettiste Woody Shaw (« United », Columbia, 1981) Mulgrew Miller a accompagné Art Blakey au sein des Jazz Messengers, Betty Carter et Mercer Ellington. Avec à son actif une quarantaine d’enregistrements en tant que leader et co-leader, Mulgrew Miller apparaît comme un vieux briscard du clavier. Mais son dernier album (Live At The Kennedy Center, MaxJazz, 2007) donne un bel aperçu de la richesse expressive de ce pianiste au langage généreux. C’est précisément ce qu’il va nous jouer ce soir à Marciac.
Pas de round d’observation dans ce concert qui nous saisit à froid sur « Relaxing At Camarillo » joué « Up Tempo ». Très grand rythmicien, Mulgrew Miller pétrit avec vigueur la matière sonore. Son jeu, gorgé de « groove » nous laisse sans répit. Derrière, la relève est assurée par l’excellent contrebassiste Ivan Taylor et le crépitant batteur Rodney Green. Ce foisonnement rythmique fait varier les climats et apporte un contrepoint idéal à la délicatesse du toucher de Miller, tout comme à son souci permanent de réinvention mélodique. Le format du trio est le plus propice à le mettre en valeur, il se montre un leader surdoué et un accompagnateur attentif à ses partenaires. Sa sûreté rythmique reste le facteur déterminant pour embraser un Ivan Taylor au phrasé véloce et un Rodney Green au jeu mordant qui n’en attendaient pas moins de leur patron pour monter au créneau. Le groupe se calme un temps sur « Farewell To Dogma » où Mulgrew Miller révèle une autre facette de son jeu, plus fluide, plus délicate. Sur ce titre, il se montre un compositeur fin et brillant, lumineux et percutant. C’est ce que l’on vérifie encore avec « From Day To Day ». Ici, le pianiste, très proche de McCoy Tyner, fait admirer ses remarquables conceptions orchestrales. On repart de plus belle avec « Eleventh Hour », Mulgrew Miller navigue ainsi de la puissance du blues et des inflexions funky à l’élégance et au raffinement. Très rythmé par moments, ce concert est plus introspectif à d’autres, il s’écoute avec intérêt et sans aucune baisse de tension.
Lors de la seconde partie, la composition « Grew’s Tune » permet au pianiste et à son trio de laisser exploser une virtuosité réelle. Mais tous les titres font preuve d’une bonne maîtrise technique qui sait conserver le lyrisme des thèmes originels. La plus grande qualité de Mulgrew Miller est l’homogénéité de son jeu : solide, bien articulé, énergique ! Ainsi, ce pianiste remarquable choisi des œuvres issues d’univers très divers (classique, bossa, funk...) qu’il réinscrit dans le langage du jazz. L’inspiration est au beau fixe sur de riches compositions personnelles. Dans ce contexte, et propulsé par une section rythmique où s’affirment encore une fois le bassiste Ivan Taylor et le batteur Rodney Green, Mulgrew Miller distille des solos très convaincants. Le pianiste sculpte littéralement les sons en imposant des riffs entêtants avec sa main droite. Il n’y a rien à dire sur sa grande capacité à utiliser tout le registre du piano, à jouer sur les intervalles, à écouter ses musiciens, à contester les solistes ou à mettre de son côté la rythmique. Une main droite irréprochable et la fermeté du toucher ne peuvent qu’asseoir la réputation d’un pianiste qui ne cesse d’explorer les ressources de son clavier. La maturité artistique de Mulgrew Miller fait de lui un pianiste de jazz incontournable de ces dix dernières années. David Murray qui d’habitude a plutôt la dent dure a reconnu que Mulgrew Miller est un jazzman superbe. C’est bel et bien le qualificatif adéquat pour cet artiste et ce concert.
Mulgrew Miller s’inscrit une fois pour toutes dans la filiation du piano à la McCoy Tyner. Il partage avec cet extraordinaire musicien la conception orchestrale de son instrument de prédilection. Ce concert est révélateur, tant sur le plan de sa construction que celui de son exécution, de la tentation d’une création musicale personnelle (« Song For Darnel » écrit pour son fils) en même temps que le besoin indispensable d’emprunter au répertoire des standards ( « If I Should Lose You » ; « Old Folks »). A ce croisement (Miller’s Crossing), on peut considérer que le courant du « bop » rénové possède son identité propre et soit encore capable de produire du neuf.
Frédéric Gendre
Photo © Pierre Vignaux