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2011
Des chanteuses-pianistes telles Diana Krall, Eliane Elias ou Melody Gardot, c’est sans doute elle qui maîtrise le mieux l’instrument. C’est aussi la chanteuse la plus originale de la scène actuelle. Sa voix se situe à mi-chemin entre celles de Cassandra Wilson et Joni Mitchell. Pas un instant elle ne cherche à séduire. Les minauderies glamour ne sont vraiment pas son genre. Cette artiste, d’une délicate sophistication, est capable de prendre un texte à bras le corps, en amoureuse décidée, pour en extraire tout son sens et nous le restituer à sa manière. Elle est rare, insaisissable, mais sort le grand jeu quand elle décide de monter sur scène.
Le concert débute en beauté avec la reprise envoûtante et minimaliste de « Triste » (Antonio Carlos Jobim) : piano subtil de Patricia Barber, basse hypnotique de Larry Kohut, guitare acoustique aux couleurs rétro de Neal Alger, notes ductiles de la batterie d’Eric Montzka. Même atmosphère sur « I Fall In Love Too Easily » (Chet Baker) : voix sensuelle et sombre de la chanteuse. Ensuite, il faut l’écouter chanter un classique comme « Bye Bye Blackbird » et le renouveler au point qu’on croit ne l’avoir jamais entendu. Les standards sont interprétés avec une absolue justesse au plus près de la chair mélodique et harmonique du texte. Il y a quelque témérité de la part de Patricia Barber à s’attaquer à de telles œuvres. Mais elle fait un sort à tous ces titres en les renouvelant par sa façon de raconter des histoires avec une voix languissante, si personnelle, qui réussit sans peine à métamorphoser telle ou telle mélodie. Elle chante en alternant les climats, dépassant le domaine du jazz vocal, contournant la routine des standards par d’authentiques visions qui traversent les textes et les musiques. Le ton est à la confidence, aux mélodies à mi-voix, aux sourires entendus, à la compassion retenue. Ici ou là, ce sont des claquements de doigts, quelques gémissements, des beats dépouillés qui viennent rompre la monochromie. Parfois la guitare domine, mais lorsque Patricia Barber, propulsée par une rythmique insensée, prend un solo de piano, la magie s’installe.
Lors du second set, sa complicité avec ses trois musiciens se poursuit. Un tel Univers, si particulier ne peut voir le jour sans le concours des formidables artistes qui l’entourent. Son orchestre où brille particulièrement le guitariste Neal Alger est une unité parfaitement cohérente. Dans la deuxième partie du concert, l’ambiance feutrée laisse parfois la place à un univers plus musclé. La voix sensible de Patricia Barber prend du corps et de l’engagement sur le rap funky de « Company ». Quant à son jeu au piano, il gagne en intensité. Viscéralement intuitif, il ne craint ni le swing, ni l’improvisation. Elle joue avec une vitalité épatante sur « Witchcraft, » : on suit son chorus avec ravissement ! Patricia Barber réussit à chaque morceau à nous surprendre autrement. Elle n’est jamais banale, toujours imaginative dans les solos comme dans les habillages. La sinuosité de sa voix, son emploi purement expressif tracent des lignes mélodiques sophistiquées et prenantes. Patricia Barber joue ensuite quelques compositions tout aussi marquantes, confirmant au passage une forte sensibilité poétique. Elle continue à privilégier les ambiances suspendues et les chorus de guitare un peu planants, mais il y a sur beaucoup de ses titres une énergie nouvelle.
Ce concert s’achève par un « Light My Fire » ensorcelant et moite à souhait. Bien aidée par le groove lancinant de la contrebasse, Patricia Barber investit de son timbre – mélange de sombre fragilité et d’âpre tendresse – le tube des Doors. Les atmosphères crépusculaires de Cassandra Wilson ne sont pas loin. Une réussite totale ! D’un bout à l’autre, on découvre un répertoire original, des textes bouleversants et des mélodies pénétrantes. On en ressort pétri d’interrogations et de découvertes fulgurantes. Le mystère de cette personnalité complexe nous restera à jamais insondable, mais on a envie de recueillir goutte-à-goutte le nectar doux-amer que distillent cette voix et ces doigts.
Frédéric Gendre
Photo © Pierre Vignaux