Archives
2011
Quand le trio de Peter Bernstein, réunissant Reggie Johnson et Esteve Pi, invite Jerry Bergonzi, c’est forcément un événement qui prend des allures de grande messe newyorkaise pour les nombreux jazz fans venus se presser dans l’Astrada de Marciac. Des jazz fans, musiciens pour beaucoup d’entre eux, qui arborent le sourire de ceux qui savent. Car Peter Bernstein c’est un peu la figure même du musicien de club à New-York. Quant au saxophoniste Jerry Bergonzi, malgré l’immense respect dont il jouit parmi les jazzmen, sa notoriété auprès du public reste mince. Pourtant il joue du Ténor merveilleusement bien. Sa virtuosité impressionne, elle a ses adeptes, voire ses idoles. Ceux qui sont venus le voir ce soir ne se sont pas trompés.
Jerry Bergonzi est titulaire d’une discographie aussi généreuse que méconnue. Ce musicien sous estimé est pourtant un saxophoniste hors-pair. Avec la complicité de l’excellent guitariste Peter Bernstein, il assume frontalement le public avec une classe monstre. Ce duo est parfaitement secondé par le bassiste Reggie Johnson et le batteur Esteve Pi. La formation est très soudée, ce qui favorise la fluidité des échanges, la mutuelle compréhension d’une musique principalement organisée autour de l’improvisation. De ce point de vue, Jerry Bergonzi appartient à l’élite des saxophonistes ténor. Ses phrases sont sculpturales, souvent imprédictibles, portées par une sonorité expressive et un refus des formules toutes faites. Avec la puissance combinée d’un John Coltrane et d’un Joe Henderson, le mouvement de l’un, les échappées de l’autre et une sonorité qui semble fusionner les deux timbres. Mais qu’on ne s’y trompe pas, Jerry Bergonzi laisse émerger ces références pour mieux fertiliser et structurer un discours extrêmement imaginatif. Son sens harmonique très sûr, son assurance rythmique, sa maîtrise sonore font de lui un musicien fascinant, exigeant et convaincant. Sur tempo lent ou médium, son expression remarquablement nuancée se gorge d’émotion tout au long des chorus.
Amoureux de guitares aux sons clairs, de lignes mélodiques charmeuses, ce concert est fait pour vous. Peter Bernstein nous réjouit du début à la fin par son jeu lyrique, précis et économe où l’on entend les influences de Jim Hall, Wes Montgomery et Kenny Burrell. Pas une note de trop chez le guitariste : sa manière de rentrer dans le vif du sujet est impressionnante de résolution et de perspicacité. L’articulation des doigts et la mise en espace du phrasé forcent l’admiration et sont au service d’une sensibilité parfaitement tangible. Sa technique lui permet aussi d’accompagner ses compères avec une guitare à la sonorité chaude, ronde et pleine de tempérament. Sur les standards de Cole Porter, Benny Golson, Sonny Rollins et Thelonious Monk, il parvient encore à nous surprendre. Toutefois, il poursuit ses propres recherches harmoniques, sans cri ni la moindre fureur à travers des compositions personnelles. C’est avec ce répertoire que les quatre hommes cheminent ensemble, dialoguent, s’estiment et se complètent. C’est donc avec beaucoup de confort que le guitariste et le saxophoniste s’exposent et prennent des risques. Ils travaillent sur des intervalles, des progressions d’accords, libres d’aller de l’avant en toute sécurité. Lors d’un duo entre le guitariste et le bassiste, Reggie Johnson fait ronronner sa contrebasse à merveille : l’effet est saisissant! Quelques titres plus tard, Esteve Pi imprime un roulis incandescent sur sa batterie, son drumming serré rehausse idéalement le propos des autres musiciens qui laissent à leur tour parler leur technique foudroyante.
Ce soir de juin à l’Astrada, l’improvisation est en roue libre, mais jamais vaine. On remarque alors une prédominance de la construction et de la recherche qui l’emportent sur la séduction immédiate. Saisir toutes les nuances de ce concert nécessite beaucoup de concentration. La virtuosité impressionne mais peut laisser de marbre ceux qu’indiffèrent les gymnastes de l’harmonie. Cependant, cette austérité n’empêche pas la musique de conserver ses richesses. Il faut simplement se donner le temps pour les percevoir toutes.
Frédéric Gendre
Photo © Pierre Vignaux