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2010
La première chose que l’on dit sur Roy Haynes c’est qu’il dure. Lui-même, du haut de ses 85 ans, ne manque pas une occasion de le rappeler, il a joué avec tout le monde : Lester Young, Bud Powell, Charlie Parker, Miles Davis, Sarah Vaugahn, Thelonious Monk, Sonny Rollins, Eric Dolphy, Stan Getz, John Coltrane, Chick Corea, Pat Metheny… Roy Haynes est une légende vivante du jazz. Cependant, le batteur octogénaire a toujours su rester à l’écoute des générations montantes. Pour preuve, le voici ce soir à la tête de la nouvelle version de son « Fountain Of Youth Band » grâce auquel il propulse sur le devant de la scène le saxophoniste Jaleel Shaw, le contrebassiste David Wong et le pianiste Martin Bejerano. La rage de swinguer habite tous ces messieurs indépendamment de leur date de naissance.
Roy Haynes prend le temps d’installer son nouveau quartet avec une longue et belle version de « Autumn Leaves » qui frôle les vingt minutes. C’est toujours un immense plaisir d’écouter la frappe puissante et mélodique du batteur. Sa rythmique très soignée rejaillit sur l’ensemble des titres et pousse ses partenaires à l’aventure. La reprise de « All Blues », superbe thème de Miles Davis, inspire fortement les interprètes. Roy Haynes sert des figures complexes et explosives qui propulsent les solistes en leur insufflant l’envolée du swing. On est frappé par l’aptitude du batteur à repérer des personnalités artistiques intéressantes et à s’entourer. Martin Bejerano est un excellent pianiste qui sait jouer des mélodies avec un style percutant et David Wong à la contrebasse s’intègre parfaitement dans la rythmique avec une discrétion très efficace. Cependant, la révélation pour beaucoup d’entre nous est certainement le saxophoniste alto Jaleel Shaw dont la raucité et la virtuosité ne sont pas sans faire penser à Cannonball Adderley. Il est impérial sur les tempos échevelés et tendre sur les ballades. Il évolue dans ce contexte avec aisance et talent, à la croisée des maîtres de l’instrument et de son apport original.
A la reprise, Roy Haynes n’y va pas par quatre chemins sur « Question and Answer » de Pat Metheny : toucher de cymbales lumineux, tambours puissants et telluriques. Le batteur tient une forme du tonnerre et l’air devient brûlant avec les notes diffusées généreusement par Jaleel Shaw qui semble aussi avoir été influencé par John Coltrane. Le saxophoniste est aspiré par l’énergie de plus en plus puissante de ses partenaires. Il enfile ainsi des gammes furieuses et repart en arrière avec d’impressionnants « glissandos ». Tout au long de ce concert, le jeu de Roy Haynes est, tour à tour, expansif et laconique, souvent chargé de suspense. Il nous fait admirer son « snap », cette façon d’animer le tempo avec une frappe sèche tout en énergie, qui rebondit sur la peau et les cymbales, propulsant le soliste comme un athlète. Son coup de baguette est sec comme un coup de trique pour mieux fouetter les solistes. Il leur permet d’extraire d’eux-mêmes ce qu’ils ont de mieux à donner. Roy Haynes est un batteur « bop » doté d’un mélange de légèreté et de nervosité. Il s’adapte instantanément, pour passer sans rupture du swing aérien à la création de relief. Il définit le mouvement par des figures courtes, discontinues. Et en tant que « sideman », c’est sa capacité à proposer des directions qui impressionne. Il est alors à la fois le gardien du tempo et une force de proposition : le « drive » en toute créativité !
« The Fountain of Youth Band » est un groupe au sein duquel plusieurs générations de musiciens prennent visiblement grand plaisir à mêler leur talent. Avec cette formation, Roy Haynes fait confiance à de jeunes artistes qui ont le quart de son âge. Ainsi, il explore au mieux le spectre complet des figures rythmiques et mélodiques, affichant une présence qu’il sait atténuer pour échafauder des dialogues complices avec ses partenaires. Sans désarmer, Roy Haynes continue d’entretenir la flamme, un peu à la manière d’Art Blakey, jadis. La jeunesse n’a que faire du nombre des années, c’est bien connu. S’il fallait le prouver, Roy Haynes l’a fait, une fois encore, lors de son concert à Marciac.
Frédéric Gendre
Photo © Pierre Vignaux