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2009
Oscar Peterson s’est éteint le 23 décembre 2007 à l’âge de 82 ans. Ce géant du piano était sur son clavier, la décontraction de la virtuosité, l’élégance de l’humilité, la puissance du swing, l’expression de la bonne humeur et de l’allégresse. Que va-t-il rester d’un tel artiste ? Comment célébrer la mémoire de ce musicien remarquable aux doigts aussi coureurs qu’imaginatifs ? La réponse est évidente : il faut deux pianistes ! Complices de longue date, Dado Moroni et Ignasi Terraza se retrouvent à Marciac, en compagnie du contrebassiste Pierre Boussaguet et du batteur Alvin Queen, pour rendre hommage à celui qui a réussi à toucher aussi profondément les jazzmen du monde entier que le très grand public.
Dado Moroni, fait partie de ces pianistes habitués à servir le dessein d’un groupe, on se souvient de sa prestation remarquable au cœur du Charlie Parker Legacy Band en janvier 2008 à Marciac (encore une formation hommage !). Très souvent, il met son jeu complet au service de musiciens très divers. Mais ce soir, le groupe lui permet de valoriser ses dons d’improvisateur marqué par le be-bop. Ainsi, il se déchaine sur les très beaux accords de « Moten Swing » et le magnifique chorus qui suit. Devant une semblable maîtrise technique et un tel sens du swing, il faut être sourd ou de mauvaise foi pour ne pas clamer que le pianiste est un grand connaisseur d’Oscar Peterson. S’il ne s’agissait pas là d’un hommage à ce monstre sacré du jazz, on pourrait dire que Dado Moroni ne s’est pas encore complètement dégagé des influences de Peterson. En fait, c’est tout le contraire : l’art de cette figure imposée est le fruit d’une expertise particulière mûrement travaillée. Une initiative comparable, dans une moindre mesure, à celle de Monty Alexander, Benny Green et Oliver Jones dans certains de leurs enregistrements. Mais l’originalité du concept de ce soir réside dans le chevauchement et la course poursuite de ces deux pianos qui se font face. Le sens rythmique d’Ignasi Terraza et son attachement à la tradition pianistique du jazz en font le partenaire rêvé pour ce binôme. Voici donc un projet ambitieux qui ne fait pas peur à des musiciens capables de s’adapter à tous les styles et qui ne manquent pas de s’imposer dans chacune de leurs interventions.
Il n’y a pas cinquante rythmiques qui puissent s’intégrer à ce pari insensé. Le « drumming » d’Alvin Queen est à la fois dense et aéré, attentif aussi, toujours stimulant. Il produit un commentaire d'une rare diversité, qui, sans le moindre excès de volume sonore et avec un sens peu commun de l'économie, suffit à le faire remarquer. Il est associé à Pierre Boussaguet, une certitude de swing, d’à propos, de supériorité dans les mises en place diaboliques. Son rayonnement explique pour beaucoup cette réussite avec un programme aussi difficile. Au final, ce quartet forme un ensemble assez homogène pour autoriser la comparaison avec les meilleures formations d’Oscar Peterson. Sur « A Time For Love », Ignasi Terraza sort du lot. Il rend explicite cet art de la ballade qui était l’une des marques de fabrique du pianiste canadien. Il donne alors, avec une fraîcheur irrésistible, la quintessence d’un style achevé, construit à partir de l’influence nourricière de Peterson auquel il rend ici un émouvant hommage. Lors du « Bag's Groove » final, on retrouve avec les deux pianistes un swing, une vitalité, une précision rythmique infaillible et une effervescence qui emportent l’adhésion du public. Le quartet fait preuve d’une capacité constante à se tenir au plus près de l’exigence du swing dans ce qu’il a de plus miraculeux. Au service de ce langage, il y a évidemment un travail intense sur lequel apparaît le spectre d’Oscar Peterson mais en quelques notes, les personnalités artistiques de Dado Moroni et Ignasi Terraza restent clairement identifiables. Deux traits juxtaposés qui font aussi la marque des plus grands.
Ce concert apporte à nos oreilles la jubilation que procure un quartet swinguant à souhait, manifestement heureux de s’ébrouer en terrain connu, en l’occurrence celui du répertoire d’Oscar Peterson. Un terrain maintes fois arpenté, tant sa discographie est dense et influente (près de 2000 titres qui donnent le vertige !), mais rarement avec autant d’allégresse. Reste la question que l’on peut se poser à l’issue de ce duel de pianos : à qui revient l’Oscar du meilleur pianiste ? Moroni ou Terraza ? Quel que soit le choix du public, l’un comme l’autre aurait de toute façon partagé sa récompense avec son complice pour la dédier à Oscar Peterson, ce géant qui a marqué de son empreinte l’histoire du jazz.
Frédéric Gendre
Photo © Pierre Vignaux