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2008
Kenny Barron, c’est comment (re)dire ? La précision, la vélocité contrôlée, l’art des formules limpides en accords parfaits, une main droite déliée travaillant particulièrement la sonorité, un développement harmonique raffiné, des formules rythmiques inattendues sans se départir d’un fort attachement au swing. Au-delà de la maîtrise parfaite du clavier, quel plaisir de retrouver encore une fois à Marciac les échappées belles de celui qui a fait les beaux jours des formations de Yusef Lateef, Dizzie Gillespie, Stan Getz et bien d’autres !
Kenny Barron est le haut dignitaire d’un certain classicisme du piano-jazz. Cependant, son style est plus moderne que ceux de Hank Jones et Tommy Flanagan car il est d’une génération qui a vécu les fêlures identitaires du jazz. Tel un caméléon, il est capable d’accompagner et d’improviser à la Thelonious Monk, à la Herbie Hancock, à la McCoy Tyner. Son talent de soliste n’est jamais mieux mis en valeur qu’avec son trio. Ce samedi 22 novembre à Marciac, il est accompagné par Kiyoshi Kitagawa, un contrebassiste japonais au swing très souple, et Johnathan Blake, un batteur qui s’exprime dans la tradition bop. Avec une telle section rythmique, Kenny Barron est capable de jouer son meilleur piano. Et nous ne sommes pas déçus ! Le concert débute par « Cook’s Bay », une douceur du Brésil, issue de son excellent album « Spirit Song » (Polygram, 2000). Comme lors de son dernier passage à Marciac en mars 2007, Kenny Barron nous gratifie d’un hommage appuyé à Monk (Blue Monk ; Shuffle Boil ; Well You Needn’t ; Ask Me Now). C’est l’occasion pour Kenny Barron de dérouler tout son savoir-faire : il nous offre des harmonies modernes sans jamais s’écarter de la tradition du jazz dont il connaît parfaitement l’histoire. Signalons que, mis à part cet hommage, tous les thèmes sont signés Kenny Barron. Certes, le répertoire est un peu diffus et oscille entre les albums « Spirit Song » (Sonja Braga) et « The Traveler » (Um Beijo) mais le pianiste s’adapte sans difficulté à tous les contextes. Bien que plutôt orienté vers les ballades, ce concert recèle une étonnante variété d’ambiances. Cette diversité permet au pianiste de développer ses talents multiples. Les rythmes et les climats, très différents les uns des autres, témoignent de l’éclectisme du compositeur. Il déploie un jeu de piano « caméléon » qui décourage toute tentative de singularisation.
Depuis son entrée dans le quintette de Dizzie Gillespie en 1962, Kenny Barron a longtemps eu l’impression d’être catalogué comme un pianiste Be bop. Il a donc essayé de jouer une musique qui s’éloigne parfois des conventions du jazz. Il s’est fixé là une ligne d’exigence pour aller de l’avant. Aujourd’hui, l’idiome naturel de Kenny Barron reste le bop, désormais conçu comme une référence plutôt qu’un système clos. Lors de ce concert, Kenny Barron se ballade au vrai sens du terme tout au long de résumés de genre qu’il aime pratiquer : « Nikara’s Song » est sensible, « And Then Again » plus enlevé ; « Softly As In The Morning Sunrise » de Sigmund Romberg est audacieux avec une pulsation mordante de Johnathan Blake. Sur ce titre, son « drumming » est un mélange de jeu percussif et mélodique. Avec Kiyoshi Kitagawa, il se livre à de véritables échanges, la contrebasse le poussant à sortir de sa réserve. Le contrebassiste est élégant : beau son, jeu délié, accentuations toutes en finesse, un zeste de classicisme, un savoir-faire tout terrain. C’est pour toutes ces raisons que Kiyoshi Kitagawa est devenu, depuis quelques années, le contrebassiste régulier de Kenny Barron. Sa proximité avec le pianiste est palpable car il sait, lui aussi, s’adapter à toutes les situations : pas d’explosions mais du rôdé, du cousu main, de l’or pour Kenny Barron qu’il sait faire jouer à merveille. Peut-être que son nom ne vous dit rien, pourtant, ce musicien n’est pas tombé de la dernière pluie. Il appartient également aux groupes de Makoto Ozone, Andy Bey, Jimmy Heath et Jon Faddis.
Voilà bien un jazz tel qu’on l’enseigne aujourd’hui. Une musique volontairement dépoussiérée : « beat » d’enfer, décryptage des codes mené à bien, esprit clair. Le trio tourne rond et fait preuve d’une grande aisance doublée de brillance, le type de démonstration réussie car dès le départ bien sentie. Ce concert s’inscrit dans le catalogue du jazz en matière de mise en place, d’expressivité et de savoir-faire. Chaque amateur de beau jazz aurait aimé être à Marciac ce soir-là, pour apprécier une nouvelle fois la qualité d’une formation menée de mains de maître par Kenny Barron.
Frédéric Gendre
Photo © Pierre Vignaux