2025
21 Juillet > 7 Août

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2006

Salle des Fêtes
Mark Whitfield
MARK WHITFIELD
Session d'hiver

C'est lors du 15ème festival de Jazz in Marciac que le public marciacais découvre pour la première fois le guitariste Mark Whitfield. On est en 1992 et le jeune musicien n'a pas encore 26 ans. A l'époque, on sait seulement de lui qu'il a été remarqué pour sa virtuosité par Wynton Marsalis et George Benson. Depuis, celui qui fut élu "Meilleur Jeune de Talent" par les lecteurs de "Jazziz" en 1990, a fait du chemin, un long voyage qui lui a fait côtoyer aussi bien Dizzie Gillespie que Sonny Rollins, Ron Carter, Jack DeJohnette ou bien encore le pianiste Kenny Barron. Après une dernière participation en 2003 avec le Tuxedo Big Band, Mark Whitfield est une nouvelle fois de retour à Marciac. Le public marciacais le retrouve tel qu'il l'avait découvert quatorze ans plus tôt : le temps semble sans effet sur son physique comme sur son jeu!

Dès l'introduction de "Medgar Evers' Blues", ce swingman bondissant fait preuve d'une constante fraîcheur mélodique. Comme à ses premières heures, sa belle technique instrumentale s'applique à un jeu "note par note" plutôt qu'en accords. Il joue avec sobriété de séduisantes lignes mélodiques nettes et précises. La sonorité ronde et veloutée de sa demi-caisse - entre Kenny Burell et Grant Green - est particulièrement chaleureuse. Mais Mark Whitfield pratique un style plus direct, plus vigoureux que celui de ses modèles. Sur un répertoire principalement composé de thèmes médium et rapides, le plus souvent marqué par le langage du blues, le guitariste fait entendre tout ce qui fait l'originalité de son jeu : une attaque tranchante, un vibrato clairement contrôlé, une technique vertigineuse toujours au service de la lisibilité de son phrasé. Ce soir, il choisit de faire éclater le son du trio, au niveau des timbres, des espaces et des climats. Les thèmes ou les compositions personnelles mettent en valeur les qualités des musiciens qui s'expriment par ailleurs sur un vaste répertoire allant de Duke Ellington à Lionel Hampton en passant par Benny Golson. Kyle Koehler à l'orgue et Donald Edwards à la batterie prennent le temps de faire respirer les standards lorsqu'ils s'attaquent aux thèmes de Ray Noble ou de Cedar Walton. Le batteur et l'organiste pratiquent ce jeu collectif dans lequel chacun se tient à l'écoute de l'autre pour pousser Mark Whitfield toujours plus loin. Agissant en orchestre véritable, le trio offre des interprétations homogènes et construites qui permettent au guitariste d'égrener les notes comme des perles. Les réminiscences, dans son discours, des grands anciens, en particulier Kenny Burell, le situent dans le courant d'un néo-traditionalisme qu'il revendique et illustre ce soir avec brio. Sur "In A Sentimal Mood" de Duke Ellington, qui vient clore la première partie du concert, Mak Whitfield nous prouve qu'il est l'un de ces guitaristes qui savent s'emparer d'une mélodie pour lui redonner ses plus beaux atours.

Lors du second set, le trio opte pour des compositions plus simples harmoniquement afin de privilégier l'énergie et le groove. De la même manière que l'on reconnaît George Benson, Mark Whitfield sait, lui aussi, tenir la note avec parfois un crescendo. Capable d'enchaîner un riff de façon ininterrompue pendant près d'une minute, le guitariste possède un sens du drive et du groove très séduisant. Surtout à l'aise dans le blues ou le funk, il joue avec un feeling admirable et une inspiration sans faiblesses sur "The Cat" de Jimmy Smith. Lors de ce titre, Mark Whitfield nous propose une rythmique audacieuse et acérée qui ne tombe pas dans le piège de la facilité. A l'inverse de la plupart des guitaristes de sa génération, il refuse les apports de l'électronique et les séductions de la fusion, ce qui ne l'empêche pas d'apporter un jeu moderne avec une ouverture harmonique de la guitare. Il développe une technique personnelle et spectaculaire avec une vélocité parfaitement maîtrisée où l'articulation des phrases est d'une clarté totale. Son album "True Blue" (Polygram Records, Verve, 1994) est une merveille qui illustre parfaitement cet aspect de son jeu. C'est incontestablement son meilleur disque. A la fin du concert (The Way You Look - Tonight), il semble faire corps avec sa demi-caisse rouge flamboyante par le biais d'une gestuelle à la fois sensuelle et dynamique. Par delà sa virtuosité, Mark Whitfield développe une profondeur de discours qui pourrait le faire passer pour un phénomène. Seulement voilà, malgré des débuts prometteurs, il reste encore trop méconnu et probablement sous estimé. Pourtant, ce guitariste mériterait une plus large audience car il fait partie de ceux qui avancent en se remettant perpétuellement en question. Et ce n'est pas le concert de ce Samedi 25 février qui dira le contraire.

La guitare est un instrument qui permet d'explorer énormément le jazz mais dans ce genre de musique, elle reste encore trop identifiée à Wes Montgomery, Kenny Burrell ou Grant Green. Beaucoup de jeunes guitaristes de la nouvelle génération veulent jouer comme eux alors que leur musique est une mine dont tout l'or a déjà été extrait. Mark Whitfield ne fait pas partie de ceux-là, il a déposé sa propre marque depuis longtemps. Mais il se situe peut-être au carrefour de sa carrière : celui où il se doit de quitter son "chez-soi" pour emprunter une autre voix que celle des territoires déjà visités.

Frédéric Gendre
Photo © Pierre Vignaux