Le Journal
de Jazz in Marciac
Grand moment Michel Petrucciani
Ce moment rare lui permit de cristalliser tous les fantasmes, toutes les envies de l’artiste face à la page blanche et constitue encore une leçon de piano idéale, tel un alignement miraculeux de planètes sur l’aimant puissant de l’inspiration. Une impression tenace qui repose aussi sur des évidences que l’image et le son rendent palpables, expliquant dans une large mesure la popularité de Michel Petrucciani.
La grande affaire de ce pianiste qui commença sa carrière comme démonstrateur dans le magasin de musique de ses parents, fut de porter son drame au-dedans de chacun d’entre nous : en cela, il redéfinit - peut-être sans le savoir - l’essence de la musique qui est mouvement et émotion tout à la fois. Il y a une forme de pureté dans son jeu de piano, que traduit surtout l’incroyable lisibilité des notes qui « tombent » sous ses doigts. Même dans les passages les plus rapides, aucune de ces notes n’est escroquée, chacune a sa propre durée de vie, atteignant ainsi le spectateur au plus intime.
Cette lisibilité rend l’histoire qu’il raconte plus crédible, plus émouvante et il en décuple l’intérêt en picorant aux multiples ressources qu’offre son art complet du clavier : ostinato très sûr rythmiquement, tel celui qui gouverne un instant sa relecture de Take the A Train, façon pour lui de payer sa dette à Duke Ellington, son premier inspirateur. Ligne de basse à la déambulation parfaite sur main gauche (Les Feuilles Mortes) avec inversion des rôles malicieuse, la main droite décrivant alors une suite d’accords avant de retourner, cette fois-ci solitaire, à son rôle strictement mélodique, sa gauche reposant au bord du couvercle. En bon connaisseur de l’harmonie, il glisse vers de nouvelles tonalités, module subrepricement pour nous faire découvrir un autre paysage musical avec, ici ou là, un changement de métrique inattendu (quelques mesures de valse sur Besame Mucho). Il arrive aussi qu’il nous entraîne vers un univers résolument poétique, voire contemplatif, comme sa Trilogie de Blois qui évoque furtivement l’héritage harmonique de Bill Evans.
Une passion selon St. Michel
Doigts recourbés sur le clavier, déplaçant le centre de gravité de son corps malaisé là où ses mains l’entraînent, Petrucciani nous rend témoins d’une « passion selon St. Michel » dont nous vivons chaque épisode avec une sorte d’effroi exalté, absorbés par cette transe charismatique dont son visage porte tous les signes, au moment où ses doigts semblent faire sablier avec son cerveau... Au travers de ce répertoire où l’on côtoie un compositeur incontestable du jazz moderne comme Wayne Shorter (Footprints), avec qui il joua, deux thèmes populaires, Besame Mucho et Estate (qu’il dédie à Claude Nougaro présent sous le chapiteau ce soir-là) nous rappellent que les origines latines Michel Petrucciani ne sont pas une clause de style : une manière de bel canto, de lyrisme direct lui interdit toute construction abstraite et dessine en creux des paroles muettes que nous n’avons aucun mal à recréer en nous.
Des Grelots (composition d’Eddy Louiss avec lequel Michel Petrucciani vécut quelques échanges mémorables) à la conclusion du concert sur Looking Up, véritable « tube » du pianiste exaltant des valeurs positives et résolument optimistes, ce solo de Marciac s’apparente à une performance : sa foi dans le dépassement de soi, son irrésolution à demeurer sur des acquis, sa dévotion à la musique comme antidote à la souffrance en sont des preuves manifestes.
Il donne tout à son piano, d’où cette façon péremptoire de lui clouer le bec en refermement prestement le couvercle à la fin de son récital, l’air de dire « Je ne peux plus rien te donner, rentre te coucher ! » Mais le public de Marciac n’aime pas fermer boutique trop rapidement. Il le lui fit vertement savoir par une standing ovation mémorable...
Chazz Belmonte
Michel Petrucciani - 1996